Fin de récréation ?
Fin de récréation ?
Mais quelle mouche a donc piqué le pape François pour signer, en plein été, en pleine pandémie, un nouveau Motu Proprio Traditionis Custodes[1] (TC), un texte assorti comme celui, équivalent, de son prédécesseur qu’il abroge, d’une lettre aux évêques qui en précise les attendus et les objectifs ? Il semble bien que cet acte d’autorité du Pape, d’une fermeté largement soulignée tant sur le fond que peut-être plus encore sur la forme, ait été voulu comme un signal, une sorte de fin de récréation sifflée par Rome en direction de ce petit monde constitué par une partie du catholicisme marquée parfois jusqu’à l’obsession par ce qu’elle appelle la « question liturgique ». Et de fait, le Motu Proprio Summorum Pontificium[2] (SP) de Benoit XVI avait paradoxalement acté en même temps qu’elle la favorisait la pente très libérale et post moderne d’une certaine archipellisation du paysage liturgique d’une partie du catholicisme, essentiellement occidental. Devant récemment me rendre pour une session dans une abbaye bénédictine célébrant selon ce qui était alors encore qualifié de forme extraordinaire du rite romain, j’ai été autant amusé que surpris de recevoir dans le mail en retour de ma demande d’accueil au père hôtelier cette question en codicille : « Monsieur l’abbé, pour votre messe, ce sera en Paul VI français, Paul VI latin ou en Pie V ? » Une sorte de QCM rituel ! C’est a priori à cette situation de fragmentation et plus encore d’individualisation des choix liturgiques que le pape François a voulu mettre fin. Fin de la récréation donc !
Mais derrière ce coup de sifflet pontifical, comme souvent en matière de régulation liturgique, les questions auxquelles tentent de répondre le texte sont plus fondamentales, elles sont en fait d’ordre ecclésiologique et doctrinal.
1-Une question ecclésiologique
Au plan ecclésiologique, le motu proprio SP avait en effet en partie délesté la responsabilité que le concile Vatican II reconnaissait à l’évêque diocésain d’une partie de ses prérogatives en les transférant pour cette question liturgique au curé, habilité à décider de l’opportunité de proposer une messe célébrée selon ce qui était alors qualifié de forme extraordinaire de l’unique rite romain, pour peu qu’il puisse justifier de l’existence d’un groupe stable[3] désirant bénéficier de ce type de célébration. Le motu proprio TC met fin à cette situation d’exception, en même temps d’ailleurs qu’il entérine le retour, au niveau du Siège apostolique d’une gestion « ordinaire » de la question liturgique, avec la disparition de la procédure Ecclesia Dei. C’est donc la fin d’un « double » régime d’exception au niveau local et au niveau central que signe TC, et à un retour à un partage des responsabilités qui était celui voulu par la Constitution sur la sainte Liturgie, entre le Siège apostolique, dont la responsabilité est première, et les évêques diocésains et/ou leurs assemblées dont le champ d’action en termes de régulation et d’adaptation liturgiques a été progressivement précisé depuis le Concile[4]. Rome a parlé, il reste aux évêques diocésains de (re)prendre des responsabilités dont ils avaient été en partie dépossédés par SP. Les réactions de la plupart des évêques, en France du moins, sont marquées par un souci d’apaisement largement souligné par les commentateurs. La suite de l’histoire dira si et comment les évêques souhaiteront prendre leur responsabilité désormais clairement réaffirmée.
2-Une question doctrinale
Au plan doctrinal, l’article 1 de TC est d’une grande portée. En affirmant qu’il n’y a qu’une seule expression de la Lex orandi du rite romain, celle que contiennent les livres liturgiques réformés promulgués par Paul VI et Jean-Paul II, François met fin à cette distinction introduite par son prédécesseur le pape Benoit dans SP entre forme ordinaire et forme extraordinaire de l’unique rite romain. Cette distinction qu’un liturgiste par ailleurs éminent mais radical Andrea Grillo, a priori fortement impliqué dans le processus qui a abouti à TC, qualifie de fiction juridique[5], constituait une rupture dans la longue tradition de régulation rituelle de l’église latine. Certes l’église latine avait conservé jusqu’au grand mouvement de romanisation du XIXe siècle, une réelle pluralité rituelle, par ailleurs respectée par les réformes consécutives au Concile de Trente mais il s‘agissait alors une pluralité basée non pas sur des affinités, ces trop fameuses sensibilités liturgiques, mais sur des traditions locales, essentiellement diocésaines. La situation de coexistence, sur une même aire géographique, entre des formes antérieures et postérieures à une réforme générale est inédite. Mais il nous faut aller plus loin que ce constat à caractère historique : ce qu’on ne peut donc plus appeler forme ordinaire de l’unique romain et que nous qualifierons par commodité de Novus ordo (NO) est l’expression d’une volonté de réforme expressément voulue par un Concile œcuménique. Par-delà les ambiguïtés sémantiques qui ont pu laisser entendre que ce qui est extraordinaire est forcément mieux que ce qui est ordinaire, on ne peut envisager une quelconque parité entre deux formes rituelles dont l’une, même si elle n’a pas été formellement abrogée a été réformée suite à un Concile. En ce sens, l’expression de messe « traditionnelle » souvent utilisée par les tenants du VO (Vetus ordo) n’est pas juste : en fait la véritable messe traditionnelle, si on tient à cette expression, est la messe de Paul VI puisqu’elle est le fruit d’un acte de tradition posé par les dépositaires les plus authentiques de la tradition ecclésiale : un concile œcuménique légitimement assemblé sous l’autorité du pape ! En mettant fin à la distinction entre forme extraordinaire et forme ordinaire, TC prend également position sur une des voies de résorption de la crise liturgique ouverte par Benoit XVI dans la lettre d’accompagnement de SP : le fameux enrichissement mutuel entre les deux formes de l’unique rite latin, et la perspective d’une sortie de crise par une sorte de convergence avec l’émergence progressive d’une via media… Certains hauts lieux de la célébration selon le VO comme l’abbaye de Fontgombault se sont d’ailleurs engagés dans cette voie, dans un authentique esprit de pacification. Ceci étant, dans le texte même de Benoit XVI cet enrichissement était fortement régulé tant dans son contenu que dans sa méthode[6]. Or on a pu assister à une sorte d’ « enrichissement à sens unique », qui considérait par exemple que les « silences rubricaux » du NO devaient être habités par les pratiques rituelles empruntées au VO[7], et voir fleurir des métissages aussi baroques que multiples, au gré de la fantaisie et de l’imagination non régulée de prêtres, un « vis-à vis tradi » aux fameux « abus » si généreusement dénoncés de la période post-conciliaire. Cette manière de procéder laissait de plus entendre que la forme dite ordinaire serait finalement une forme dégradée du rite romain, qu’il conviendrait alors de recharger de ce poids de mystère et de sacré qui caractérisait le VO, jetant par là même aux oubliettes deux principes majeurs de la réforme issus de plus d’un siècle de Mouvement liturgique : la participation active comme visée et la noble simplicité comme chemin. En sifflant la fin de la récréation, et en établissant le NO comme expression authentique unique de la lex orandi du rite romain de l’Eglise, TC régule donc cette question de l’enrichissement en reconnaissant que les deux ethos célébratoires correspondent de fait à des accents doctrinaux différents, et qu’on ne peut les bricoler à sa guise. En affirmant clairement que le NO, celui promulgué par Paul VI et adapté par Jean Paul II constitue l’unique expression de la lex orandi du rite romain, TC prend également position sur la question du rapport au Concile Vatican II. Les milieux attachés au VO ont reproché au pape François d’avoir établi dans sa lettre un lien net entre cet « attachement » au VO et un rejet du Concile Vatican II. Cette remarque, franche voire rude, du pape peut certes s’entendre au sens premier d’un rejet formel de certaines intuitions du Concile mais elle peut aussi signifier que lorsqu’on est attaché en profondeur au Concile, on célèbre selon l’ordo qui traduit les intuitions du Concile, moins par obéissance que par conviction vécue, par expérience, que la liturgie manifeste et façonne un certain rapport à l’Église, au Mystère, à la doctrine, et que réciproquement un refus de l’ordo conciliaire manifeste et entretient un rapport avec la doctrine qui n’est pas celui que privilégiait le Concile.
3-Une question politique
A côté de ces enjeux de fond, aux plans ecclésiologique et doctrinal, la perception de l’acte d’autorité que vient de poser le pape François, ne peut être envisagée, en France en particulier, sans une prise en compte des aspects politique et sociologique de la question. Nous ne nous situons pas, sur les plans épistémologique que géographique, au même niveau que dans les considérations précédentes, mais ce MP, et plus encore probablement sa réception, ne peuvent être dissociés, dans le contexte français, désormais « provincial » à l’aune des grands équilibres de l’église universelle, de leur contexte historique, sociologique et politique.
J’ai été dans ma jeunesse très proche de certains milieux traditionnalistes et l’évidence m’avait alors sauté aux yeux que les questions qu’ils posaient étaient au moins autant politiques que liturgiques. Et je crois qu’elles le demeurent, quoiqu’en disent les tenants du caractère missionnaire de la célébration selon le VO, qui, selon eux, séduiraient largement au-delà des cercles historiques du traditionalisme politique. Le vote par Mgr Lefebvre de la Constitution sur la sainte Liturgie et le fait que la liturgie soit devenue très rapidement l’étendard d’un conflit dont les enjeux n’étaient pas d’abord liturgiques mais doctrinaux, notamment autour des questions de liberté religieuse et de dialogue interreligieux, doivent toujours nous servir d’alerte : la liturgie a cette capacité unique de servir de porte-voix, d’étendard à des questions qui ne sont pas d’abord liturgiques, simplement parce qu’elle est une action et une action publique, avec donc une double dimension corporelle et politique qui la rend apte à révéler et à incarner les fractures, mal réduites, du corps social. En France, la « question liturgique », si question liturgique il y a, est incompréhensible sans son lien avec les nombreuses « questions » politiques qui ont agité et souvent fracturé le catholicisme depuis la Révolution et peut-être même plus tôt depuis l’émergence de la modernité occidentale. Ce sont de vieilles fractures, celles du rapport à la Révolution pour faire simple, jamais complétement réduites qui se remettent périodiquement à jouer, pendant la crise de l’Action française par exemple ou plus récemment lors des manifestations contre le mariage pour tous. Et qui peuvent prendre une « forme » liturgique. Si je prends ces deux exemples, la querelle de l’Action française et la Manif pour tous, parmi de nombreux autres, c’est parce qu’ils indiquent également le caractère sociologiquement marqué de la prétendue « question liturgique ». Il n’y a de « question liturgique » que dans les rangs d’un certain intransigeantisme catholique, repérable sur le temps long. Et si cette question fait autant parler d’elle, en France et d’une manière un peu différente mais analogue, du moins au plan politique, aux Etats Unis, c’est probablement aussi parce que ses partisans bénéficient de leviers de communication et aussi probablement de moyens financiers qu’ils savent parfaitement mobiliser. En ce sens également ces groupes sont parfaitement à l’aise dans la modernité libérale. Il y a probablement dans le paysage ecclésial catholique français d’autres questions liturgiques qui n’ont pas la même visibilité. Prêtre d’un diocèse de banlieue, je suis bien placé pour constater que la « question » de l’interculturalité est au moins aussi importante pour l’avenir de la mission de l’Eglise que celle de la querelle entre VO et NO mais qu’elle ne bénéficie évidemment pas des relais de communication de la première ! C’est sur ces bases qu’il faut également interpréter avec une sage distance les nombreuses affirmations selon lesquelles la preuve que la libéralisation du VO serait essentielle pour l’avenir de l’Eglise de France est que ce dernier attire de nombreux jeunes et suscite de nombreuses vocations. C’est probablement vrai, il suffit de fréquenter certains de ses hauts lieux pour s’en convaincre mais attention, on ne peut interpréter cette question, et la question vocationnelle notamment, indépendamment de sa dimension sociologique et politique. Il est vrai que dans l’effondrement actuel, les milieux catholiques conservateurs, majoritairement aristocratiques et bourgeois, « s’en tirent » manifestement mieux que les autres franges du catholicisme français, et qu’ils continuent à susciter les vocations qu’ils ont toujours données à l’Eglise, alors même que d’autres milieux traditionnels pourvoyeurs de vocations, ne se sont pas déchristianisés mais ont tout simplement disparu, je pense aux gros bataillons de prêtres et de religieux issus du catholicisme agricole dont je suis un des derniers représentants…. La question serait pertinente si l’attrait pour le VO était en mesure d’inverser la courbe des vocations, ce qui n’est hélas pas le cas. Il s’agit, malheureusement allais-je écrire, d’un banal phénomène de vases communicants, les milieux sociologiquement et politiquement sensibles aux charmes du VO, quittant en partie les formes conciliaires de la vie ecclésiale pour rejoindre l’entre-soi des communautés attachées aux formes plus proches de leurs présupposés politico-religieux. Nous devons nous interroger sur cette propension, là aussi très libérale et post moderne, qui pousse les fils et filles des derniers bastions d’un certain catholicisme à rejoindre ses formes les plus marquées politiquement….et subséquemment liturgiquement. Nous devons aussi nous interroger sur une vision d’Église qui, de facto même si ce n’est ni conscient et encore moins volontaire, tend à se réduire à un ghetto sociologique, habillé de formes liturgiques qui lui sont propres car elles renvoient précisément à son histoire et à son imaginaire culturel. Il nous faut probablement davantage considérer d’autres réalités, bien vivantes même si elles sont moins visibles, du catholicisme français : je pense, entre autres aux nouveaux chrétiens issus du catéchuménat pour qui ces questions ne font pas sens, ainsi que ces communautés interculturelles, de banlieue, que j’ai déjà mentionnées et dont les questions, y compris liturgiques, sont toutes autres. Des franges également actives du catholicisme qui, à force d’être les spectateurs étrangers et muets face aux incessants débats sur une prétendue « question liturgique », risquent de partir dur la pointe des pieds….vers les communautés évangéliques, qui, elles, sauront les accueillir, à bras ouvert ! Nous devons enfin nous interroger sur notre propension, très catholique, à réduire notre discernement des lieux de vitalité du catholicisme à leur seule capacité à « fournir » des vocations religieuses et sacerdotales, une question très délicate tant la question des vocations est brûlante dans l’Église mais qui empêche parfois de prendre la distance nécessaire à un sain discernement. C’est aussi pour ces raisons que le motu proprio du pape François ne peut se comprendre et s’accueillir que dans une vision universelle de l’Église, et surtout pas dans une vision réduite aux horizons hexagonaux voire états-uniens.
Je pensais en lisant les multiples, et souvent vives, réactions au récent acte d’autorité du pape François…à l’interminable querelle janséniste qui a empoisonné le catholicisme français pendant au moins deux siècles. Les analogies sont nombreuses : la vitalité spirituelle des milieux engagés dans la querelle, du moins à son origine ; la forte dimension politique, de plus en plus présente d’ailleurs au fur et à mesure que la querelle se développe en s’éloignant de ses questions originaires, la virulence des réactions de chacun des camps à chaque décision, presqu’uniquement interprétée d’un point de vue idéologique, du Magistère….La querelle a été d’autant plus délétère qu’elle a stérilisé une partie de l’énergie des plus fervents des catholiques de cette époque, et surtout qu’en monopolisant leur attention sur des questions qui n’intéressaient qu’un cercle de plus en plus restreints des héritiers du grand mouvement de dévotion du premier XVIIe siècle, elle les a tragiquement détournés des véritables questions que posaient les temps nouveaux à la foi chrétienne : je pense évidemment au grand défi des Lumières que les plus érudits, les mieux formés, des catholiques d’alors n’ont pas vu venir ou face auquel ils se sont avérés si mal préparés. Il a fallu l’épreuve d’une Révolution, d’un schisme, et surtout de la vitalité spirituelle, pastorale et intellectuelle d’un double mouvement moral et liturgique[8] pour que la querelle soit enfin dépassée. Mais à quel prix !
Heureusement que l’histoire ne bégaie pas toujours et qu’elle peut parfois aussi être maitresse de sagesse. Puisse le coup de sifflet du pape nous conduire à ramener cette question liturgique à sa juste place, à ne jamais interpréter ces textes successifs comme une victoire d’un camp sur l’autre….. et à orienter nos regards, nos énergies vers des horizons plus vastes, plus ouverts, plus oxygénés….
[1] Pape François, Lettre apostolique en forme de Motu proprio sur l’usage de la liturgie romaine antérieure à la réforme de 1970, 16 juillet 2021
[2] Benoit XVI, Lettre apostolique en forme de Motu proprio Summorum Pontificum, 7 juillet 2007
[3] SP Art. 5§1
[4] Concile Vatican II, Constitution Sacrosanctum Concilium, 22
[5] Cher Père Abbé… sur la paix liturgique: en dialogue avec Dom Pateau (cittadellaeditrice.com), consulté le 9 août 2021
[6] « Il est vrai que les exagérations ne manquent pas, ni parfois des aspects sociaux indûment liés à l’attitude de certains fidèles liés à l’ancienne tradition liturgique latine. Votre charité et votre prudence pastorale serviront de stimulant et de guide pour perfectionner les choses. D’ailleurs, les deux Formes d’usage du Rite Romain peuvent s’enrichir réciproquement: dans l’ancien Missel pourront être et devront être insérés les nouveaux saints, et quelques-unes des nouvelles préfaces. La Commission « Ecclesia Dei », en lien avec les diverses entités dédiées à l’usus antiquior, étudiera quelles sont les possibilités pratiques. Dans la célébration de la Messe selon le Missel de Paul VI, pourra être manifestée de façon plus forte que cela ne l’a été souvent fait jusqu’à présent, cette sacralité qui attire de nombreuses personnes vers le rite ancien. » Lettre du pape Benoit XVI accompagnant le Motu proprio SP.
[7] C’est ce que promeut le Cérémonial de la sainte messe à l’usage ordinaire des paroisses : suivant le missel romain de 2002 et la pratique léguée du rite romain, publié par André Philippe Mutel et Peter Freeman chez Artège en 2010.
[8] Je fais ici allusion au renouveau de la théologie morale consécutive aux intuitions de st Alphonse de Liguori et de la liturgie suite à l’œuvre de Dom Proposer Guéranger.